Crise de liquidité: causes systémiques, dynamiques internes et perspectives de redressement

Le 4 juin 2025, le Premier Ministre a reconnu officiellement l’existence d’une crise de liquidité dans les banques guinéennes, promettant des mesures rapides face à cette tension qui pèse sur l’économie nationale.

En effet, depuis fin 2023, la Guinée traverse une crise de liquidité d’abord silencieuse puis profonde et systémique. Les banques ne parviennent plus à répondre aux demandes de retrait, les entreprises manquent de trésorerie, et les citoyens subissent le quotidien : guichets vides, salaires et paiement des factures fournisseurs retardés, et flambée des prix. Ce n’est pas un simple manque d’argent ; c’est un système économique fragilisé dans ses fondations.

Le PM a qualifié cette situation monétaire de « phase de basculement » et annoncé une réunion imminente avec les acteurs économiques afin de trouver des solutions. Les principales causes seraient l’adéquation de la croissance du pays (7 % en 2024) et l’inflation maintenu à un niveau modéré d’environ 3 % (en décembre 2024) qui expliqueraient la crise profonde qui touche les liquidités du système bancaire. Cette contradiction apparente illustre la complexité des phénomènes à l’œuvre et invite à une analyse fine des dynamiques économiques et financières en cours.

1. CONTEXTE ÉCONOMIQUE ET MONÉTAIRE
Selon le compte rendu de la réunion du Comité de politique monétaire de la Banque Centrale datant du 14 mars 2025, l’économie guinéenne a conservé une dynamique robuste au quatrième trimestre 2024, avec une croissance de 5,2 % en glissement annuel. Cette progression est notamment portée par une demande intérieure vigoureuse, soutenue par la consommation des ménages et des investissements publics importants. Cependant, cette dynamique a été freinée par un recul des exportations minières, en particulier la baisse de la production de bauxite, liée à l’arrêt temporaire d’activités de plusieurs sociétés majeures. Cette situation illustre bien la dualité de l’économie guinéenne : un secteur minier volatil qui dépend des fluctuations internationales, et un secteur domestique encore fragile mais moteur de la demande.

Dans cette configuration, l’inflation a connu des variations importantes. Après un pic de 6,4 % en début d’année, dû notamment à un choc d’offre causé par un incendie dans un dépôt d’hydrocarbures, elle est retombée autour de 3 % en fin d’année grâce à une meilleure gestion des approvisionnements et des conditions climatiques favorables. Ce phénomène s’inscrit dans la logique économique bien connue selon laquelle les chocs d’offre entraînent une hausse temporaire des prix, suivie d’une stabilisation dès que les perturbations sont levées.

Par ailleurs, la masse monétaire a augmenté de plus de 35 % en un an, un indicateur classique d’une politique monétaire expansive destinée à soutenir la croissance. Toutefois, cette forte expansion de la masse monétaire n’a pas été suffisante pour améliorer la liquidité bancaire à court terme, qui a diminué de près de 31 % sur un trimestre. Ce décalage peut s’expliquer par la structure même de la demande et de l’offre de liquidités dans le système financier guinéen : les banques, bien que disposant de ressources théoriques, ne parviennent pas à les convertir efficacement en liquidités utilisables, ce qui génère un effet de pénurie apparente.

Simultanément, la monnaie locale s’est dépréciée légèrement face au dollar et s’est renforcée par rapport à l’euro, témoignant de tensions sur le marché des changes. Plus inquiétant encore, les réserves internationales brutes ont chuté de 27 % en un an, ne couvrant plus que moins de deux mois d’importations, ce qui constitue un signal fort de vulnérabilité extérieure. Ce déséquilibre affecte directement la capacité de la Banque Centrale à intervenir efficacement pour stabiliser la monnaie nationale.

Sur le plan budgétaire, le déficit s’est creusé, passant de 0,4 % à 1,6 % du PIB en un trimestre, en grande partie en raison de l’augmentation des investissements publics et d’une mobilisation insuffisante des recettes fiscales. Cette situation pose un défi classique en macroéconomie : un déficit budgétaire important, mal financé, peut exercer une pression sur la masse monétaire et, par ricochet, sur la liquidité bancaire.

2. CAUSES DE LA CRISE DE LIQUIDITÉ
L’une des causes majeures de la crise actuelle est liée à la manière dont l’État finance ses grands projets. Pour ce faire, il émet massivement des titres de dette à court terme, souvent avec des échéances de 2 à 3 ans. Ce recours massif à la dette courte engendre un déséquilibre notable. Les détenteurs de ces titres, souvent des acteurs économiques cherchant à régler rapidement leurs fournisseurs ou leurs charges, se dirigent vers les banques pour obtenir du cash via l’escompte. Or, ce mécanisme crée une forte pression sur les liquidités bancaires, car les banques doivent avancer du cash immédiatement, alors même qu’elles n’ont pas toujours les réserves nécessaires.

Cette situation révèle une tension structurelle liée des échéances entre les actifs et les passifs des banques : les ressources à court terme s’épuisent vite alors que les engagements sont lourds et durent plus longtemps. Ce phénomène est aggravé par la faiblesse du marché interbancaire en Guinée, où les banques peinent à se refinancer entre elles, car toutes font face aux mêmes problèmes de liquidité. Sans un marché secondaire solide, la liquidité reste concentrée et difficile à mobiliser.

Un deuxième facteur aggravant est le fait que les fonds décaissés pour ces projets ne reviennent pas nécessairement dans le circuit bancaire sous forme de dépôts. En effet, une partie de ces fonds circule hors du système formel, notamment via des circuits parallèles ou informels. Le secteur informel, qui représente une large part de l’économie guinéenne, conserve une forte défiance envers les banques, préférant garder les liquidités en espèces plutôt que de les déposer. Ce comportement accentue la rareté de la monnaie en circulation dans les guichets.

Par ailleurs, les détournements de fonds publics représentent un autre élément clé. Les responsables corrompus ne déposent plus leurs gains dans les banques, préférant dissimuler ces ressources en achetant des devises sur le marché noir ou en investissant dans des actifs non bancarisés. Ces pratiques alimentent une fuite des capitaux et réduisent d’autant la liquidité disponible dans le système bancaire. De plus, certains contrats liés à ces flux financiers échappent complètement au cadre de la bancarisation, ce qui complique encore la régulation monétaire et limite la capacité de la Banque Centrale à maîtriser l’ensemble des flux monétaires.

La crise de confiance envers la Banque Centrale elle-même constitue une troisième cause importante. Les scandales financiers impliquant des dirigeants de la Banque Centrale, notamment autour des réserves d’or (un élément fondamental des réserves de change) ont ébranlé la crédibilité de l’institution. Ces affaires, qui se sont soldées par des « règlements à l’amiable », ont profondément affecté les anticipations des agents économiques, provoquant une défiance accrue. Or, la confiance dans l’institution monétaire est un pilier essentiel de la stabilité financière. Sa perte se traduit souvent par une augmentation de la demande de liquidité, voire par une préférence pour la détention d’actifs liquides hors système bancaire.

À ce climat de méfiance s’est ajoutée une communication peu ou pas maîtrisée de la Banque centrale. Il faut notamment rappeler le malheureux communiqué autour de la disparition d’un camion transportant des billets de 20 000 GNF qui se seraient vus fichés. Cette affaire a entraîné un refus massif des commerçants d’accepter ces coupures, perturbant encore davantage la circulation monétaire et nécessitant une intervention judiciaire pour rétablir la confiance.

Enfin, les contraintes liées aux règles de rapatriement des devises compliquent également la situation. La majorité des revenus liés aux exportations minières, en particulier celles de la bauxite, sont réglés par lettres de crédit. La conversion de ces crédits en devises liquides utilisables localement est un processus complexe et souvent retardé. Les intermédiaires et les entreprises préfèrent fréquemment se procurer des équipements à l’étranger plutôt que de rapatrier les fonds, ce qui réduit la quantité de devises disponibles dans le circuit bancaire formel. En parallèle, la Banque Centrale a instauré une ponction de 1 % sur les retraits de devises des banques primaires, une mesure qui vise à préserver les réserves certes, mais qui pousse certains acteurs à opter pour le marché parallèle ou pour les banques à éviter les retraits, aggravant la segmentation du marché des changes.

3. RECOMMANDATIONS POUR UNE SORTIE DE CRISE

Face à cette situation, la priorité est de restaurer la confiance des agents économiques dans le système bancaire et dans la Banque Centrale. La transparence dans la gestion des réserves, la communication claire et régulière, ainsi que des mesures rigoureuses contre la corruption sont indispensables. Sans un capital de confiance solide, toute politique monétaire risque de rester inefficace.

L’un des leviers fondamentaux pour rétablir la confiance dans le système financier guinéen réside dans la transparence des flux monétaires, en particulier ceux liés aux finances publiques. Pour cela, il est impératif de renforcer les mécanismes de traçabilité des paiements et d’assainir la chaîne des dépenses publiques. La mise en place du Budget-Programme pour 2026 va dans ce sens et c’est une bonne chose. En revanche, les autorités budgétaires doivent renforcer les mécanismes de sorte que tous les paiements effectués dans le cadre de marchés publics ou de décaissements budgétaires suivent scrupuleusement et obligatoirement les circuits bancaires institutionnels certifiés, avec un identifiant unique de suivi permettant à la Banque centrale, à la Direction générale des impôts et à la Cour des comptes d’opérer un contrôle croisé. Cette exigence, déjà pratiquée dans certains pays comme le Rwanda et le Sénégal, a démontré son efficacité dans la réduction des flux opaques et des pratiques de détournement.

Dans ce continuum, il est nécessaire de favoriser l’interconnexion entre les systèmes d’information de la Banque centrale, de la DGI, du Trésor, et des principales institutions financières, afin d’automatiser la remontée d’informations en temps réel, et d’assurer une surveillance plus fine du circuit monétaire national.

Par ailleurs, la gestion de la dette publique doit être révisée. Plutôt que de s’appuyer massivement sur des titres à court terme, il serait plus prudent de privilégier des emprunts à plus long terme, réduisant ainsi les pressions immédiates sur la liquidité bancaire. Ces emprunts doivent dans la mesure du possible être tirés sur les marchés internationaux pour permettre aux banques locales de financer principalement les entreprises guinéennes.
L’amélioration du marché secondaire des titres publics favoriserait également une meilleure répartition des ressources financières entre banques.

Pour fluidifier la circulation des devises, il est essentiel d’assouplir les contraintes sur le rapatriement, en simplifiant les procédures et en offrant des incitations aux exportateurs. La réduction de l’écart entre marché officiel et marché parallèle est une condition sine qua non pour stabiliser le taux de change et sécuriser les réserves internationales.

Dans un contexte où la confiance est un actif aussi vital que les réserves monétaires, la communication institutionnelle devient un outil stratégique de stabilité. La Banque centrale doit adopter une posture proactive dans l’information du public, en publiant régulièrement des bulletins accessibles et compréhensibles par le grand public sur la santé du système bancaire, l’état des réserves, et les politiques en cours. Elle pourrait également désigner un porte-parole régulier pour assurer une continuité du discours économique et désamorcer les rumeurs qui alimentent la défiance. Une meilleure coordination avec le ministère de l’Économie et des finances et celui du Budget serait aussi salutaire pour délivrer un message cohérent.

Enfin, un effort soutenu doit être fait pour renforcer la bancarisation de l’économie, notamment en intégrant le secteur informel dans le système financier formel. Cela passe par l’amélioration de l’accès aux services bancaires, la lutte contre les fraudes et la modernisation des infrastructures financières.

4. UNE TENTATION VERS LA CRÉATION MONÉTAIRE EXCESSIVE A LAQUELLE IL NE FAUDRAIT SURTOUT PAS SUCCOMBER

Le ralentissement du crédit dont une des réponses a été l’abaissement historique du taux directeur de la Banque centrale à 10,25% en mars (plus bas que même pendant la période du Covid) certes bonne mais insuffisante pour relancer le financement des PME, les tensions sur les réserves de change dont la baisse s’est amplifiée avec l’explosion du dépôt des hydrocarbures, la défiance généralisée vis-à-vis du système bancaire et le tarissement de certaines sources de financement interne (comme le marché des titres publics) peuvent ravivé le débat autour de la création monétaire. Ce mécanisme, qui consiste pour la Banque centrale fabriquer des francs guinéens et à les injecter dans le circuit économique peut, dans certaines circonstances, offrir un répit aux économies confrontées à un assèchement de leur liquidité interne. Mais il s’agit d’une arme à double tranchant.

En effet, le système bancaire, déjà fragilisé par une forte désintermédiation et la défiance populaire, risque de voir sa position se détériorer davantage si la population perçoit une création monétaire comme une perte de contrôle monétaire. En effet, les signes actuels sont inquiétants : la baisse de la liquidité en variation trimestrielle (-30,9 % au T4 2024), l’assèchement du marché interbancaire, les réserves de change à moins de 2 mois d’importations (BCRG, mars 2025), et les tensions autour du franc guinéen montrent que la confiance monétaire est déjà entamée.

Une injection monétaire massive pourrait aggraver cette situation. En effet, dans un environnement où les devises étrangères servent de valeur refuge, où la consommation reste largement importée, et où l’économie informelle domine, toute création excessive de GNF pourrait accélérer la fuite vers le dollar ou l’euro, fragiliser davantage le taux de change, et aggraver les pressions inflationnistes.

Les monétaristes insistent sur le lien de long terme entre croissance excessive de la masse monétaire et inflation. Pour eux, toute création monétaire non adossée à une hausse de la production réelle mène inévitablement à la dépréciation de la monnaie nationale, à une perte de pouvoir d’achat et à des distorsions économiques. Dans les années 1980 et 1990, plusieurs pays africains en crise ont souffert d’hyperinflation après avoir monétisé leurs déficits (Congo RDC, Zimbabwe, Angola… et plus récemment en Guinée en 2003 – 2009).

Cependant, écarter catégoriquement la création monétaire serait contreproductive. Il est possible d’envisager des formes encadrées, temporaires et ciblées de soutien monétaire :

1. Réduction temporaire des réserves obligatoires
Une baisse contrôlée du coefficient des réserves obligatoires (déjà engagée par la BCRG à 12,25 % en mars 2025) peut libérer des marges de manœuvre pour les banques, à condition qu’elles soient obligées d’en faire usage sous forme de prêts productifs, pas spéculatifs.

2. Création monétaire conditionnelle via lignes de refinancement ciblées
La BCRG pourrait octroyer des facilités de refinancement aux banques, à taux bonifiés, en échange d’un fléchage de ces crédits vers des secteurs stratégiques (agriculture, PME industrielles, énergies renouvelables, etc.). Ce type d’outil a été utilisé dans d’autres pays africains avec succès, à condition de bonne gouvernance.

3. Coordination avec les partenaires techniques et financiers
Un programme de création monétaire intégré à une stratégie plus large, co-construite avec le FMI ou la Banque mondiale, pourrait limiter les risques de dérapage. Cela impliquerait une transparence renforcée, un audit des flux monétaires, et un calendrier de sortie progressif.

4. Digitalisation et contrôle de la circulation monétaire
À moyen terme, une partie de la solution pourrait passer par une digitalisation renforcée de la monnaie (paiements électroniques, monnaie centrale numérique à usage restreint), pour mieux suivre les flux et limiter les fuites hors système.

Mamadou Saliou DIAO BALDÉ
Expert Senior Financement – ONU et Banques de développement
Enseignant Master 2 Économie – Université de Grenoble (France)
baldemsaliou@hotmail.com