Décédé mercredi 29 novembre 2023 à l’âge de 100 ans « dans sa maison du Connecticut », Henry Kissinger a influencé la politique étrangère des États-Unis durant près d’un demi-siècle. Rescapé de l’Allemagne nazie, son irrésistible ascension lui avait permis d’avoir l’oreille des présidents et le respect de ses adversaires, un parcours qui n’est cependant pas exempt de controverses.
« Les grandes puissances n’ont pas de principes, elles n’ont que des intérêts ». Parfaite illustration de ce qu’est la realpolitik dans toute sa froideur, cette phrase résume bien son auteur, Henry Kissinger, qui s’est éteint ce mercredi à l’âge de 100 ans et fut l’un des hommes les plus influents de ces cinquante dernières années en matière de politique étrangère. En près d’un siècle d’existence, ce diplomate érudit et manœuvrier aura en effet vécu de près tous les bouleversements de l’histoire, de l’Allemagne nazie qu’il a fui en 1938 avec ses parents à l’âge de 15 ans jusqu’à l’instauration du nouvel ordre mondial qui s’est dessiné depuis la chute de l’URSS et la prolifération du terrorisme international.
Heinz Alfred Kissinger – il ne deviendra Henry qu’une fois émigré aux États-Unis – naît le 17 mai 1923 en Bavière, à Fürth, ville voisine de Nuremberg, d’un père instituteur et d’une mère qui reste au foyer pour s’occuper de lui et de son jeune frère Walter. Les études d’Heinz et Walter sont brutalement interrompues lorsque les nouvelles lois du Reich ferment l’accès des écoles publiques aux juifs alors que le père, Ludwig, a déjà été mis prématurément à la retraite (il touche alors une pension qu’il percevra jusqu’à sa mort en 1982, à l’âge de 95 ans). Pressentant l’horreur qui s’annonce, les Kissinger embarquent du Havre, en France, pour New York le 10 août 1938, trois mois seulement avant la Nuit de Cristal qui annonce le génocide auquel ne survivront pas certains de leurs cousins qui se croyaient protégés par le fait d’avoir été décorés sous l’uniforme allemand durant la Première Guerre mondiale.
Une fois à New York, la famille Kissinger s’installe dans le Bronx où le père trouve un emploi de comptable, alors que les deux fils reprennent leurs études à Manhattan. Heinz, devenu Henry (et Harry pour les intimes), n’a pas encore 20 ans en février 1943 lorsque après avoir obtenu sa naturalisation américaine, il interrompt à nouveau ses études pour suivre une formation militaire. Sa parfaite maîtrise de sa langue maternelle – il conservera d’ailleurs tout au long de sa vie un très fort accent germanique – ajoutée à son intelligence supérieure lui vaut d’être envoyé en Europe pour faire du renseignement au sein de la 84e division d’infanterie qu’il rejoint deux mois après le Débarquement, en septembre 1944. Promu sergent, il participe à la Bataille des Ardennes et à la dénazification en Rhénanie puis à Hanovre, se voyant au passage décorer de la Bronze Star, la quatrième plus haute décoration des armées américaines.
Premiers pas à la Maison Blanche
Une fois rentré aux États-Unis, il intègre Harvard, haut-lieu de l’enseignement universitaire américain où il va passer la première partie de sa deuxième vie, d’abord en tant qu’étudiant brillant (licence en science politique en 1950, maîtrise en 1952, doctorat en 1954), puis comme professeur émérite après une thèse très remarquée sur Metternich. Tout en gardant un pied à l’université, il intègre dès 1955 le Conseil de sécurité nationale en tant que consultant, ses premiers pas à la Maison Blanche. Devenu très proche du gouverneur de New York (et futur vice-président des États-Unis sous Gerald Ford) Nelson Rockefeller, Henry Kissinger évolue dès lors dans les arcanes du pouvoir où il va approcher tour à tour les présidents Eisenhower, Kennedy et Johnson.
En 1964, celui qui a déjà la réputation d’être un homme à femmes divorce d’Ann Fleischer avec qui il a eu une fille et un garçon. Il ne se remariera que dix ans plus tard avec Nancy Sharon Maginnes, l’une de ses anciennes élèves à Harvard, qui possède entre autres particularités celle de culminer à plus d’1,82 m sans talons, à côté des 1,75 m de son ancien professeur. Entretemps, Kissinger avait confié au New York Times l’une de ses phrases les plus connues : « le pouvoir est l’aphrodisiaque ultime », un constat vérifié, semble-t-il, de première main. Ce pouvoir, il va l’approcher d’un peu plus près en devenant, en janvier 1969, conseiller à la Défense nationale du nouveau président Richard Nixon, un Nixon qui avait été très impressionné par la profondeur de l’analyse du professeur Kissinger sur les superpuissances et les armes nucléaires lors de leur première rencontre, au cours d’un cocktail, en 1967. Cette bonne première impression n’avait pas été réciproque, saura-t-on plus tard.
Il faut préciser ici que ce poste de « conseiller » se situe très haut dans la hiérarchie du pouvoir américain puisque le Conseil de sécurité nationale ne comprend statutairement que quatre personnes autour du président des États-Unis : le vice-président, le secrétaire d’État aux Affaires étrangères, le secrétaire d’État à la Défense et, donc, le conseiller, Kissinger dans ce cas précis. On est alors au milieu de la Guerre du Vietnam et en pleine Guerre froide, une période où l’on a le sentiment que l’histoire et le sort du monde se jouent d’abord et avant tout à la Maison Blanche et au Kremlin. Les temps sont durs à Washington, car, loin de s’atténuer, le confit vietnamien s’envenime et, assez vite, Kissinger joue des coudes pour avoir l’oreille de Nixon au détriment du secrétaire d’État en poste, William P. Rogers. Il va ainsi finir par imposer sa stratégie de sortie du Vietnam.
Henry, star planétaire
C’est aussi lui, Kissinger, qui met au goût du jour le mot français « détente » en négociant avec l’URSS le traité SALT sur la limitation des armes stratégiques dans le but évidemment de mettre un frein à la course aux armements… mais aussi de faire des économies alors que le Vietnam et le programme spatial s’avèrent des gouffres à dollars. Parallèlement, il entame en secret un rapprochement diplomatique avec la Chine, pays dont il va devenir, au fil des ans, un expert avisé, témoin son livre De La Chine, paru en 2011. Ce travail de l’ombre débouche sur la visite de Richard Nixon à Pékin fin février 1972, la première visite d’un président américain en République populaire. Derrière la nécessaire normalisation des relations sino-américaines se cache une tactique de triangulation qui vise à contrarier Moscou.
Nixon réélu en novembre 1972, celui qui est devenu « Dear Henry » apporte la touche finale aux Accords de Paris qui scellent, le 27 janvier 1973 dans la capitale française, l’armistice entre les États-Unis et les différentes forces en présence au Vietnam, mettant ainsi un terme à dix ans de conflit. L’euphorie est telle dans le monde que Kissinger reçoit quelques mois plus tard le prix Nobel de la paix 1973 conjointement avec le nord-vietnamien Le Duc Tho. Cette récompense en a fait tousser beaucoup depuis, côté sud vietnamien en particulier, car Le Duc Tho conduira en 1975 l’offensive qui mènera à l’instauration de la dictature communiste jusqu’à Saïgon, future Hô-Chi-Min-Ville. Après lui avoir officiellement confié le poste de secrétaire d’État, Nixon lui donne également carte blanche pour négocier avec l’Égypte et Israël après la Guerre du Kippour fin octobre 1973, un conflit qui a suscité de nouvelles tensions américano-soviétiques et qui va provoquer le premier choc pétrolier, suite à l’embargo des pays arabes à destination des pays occidentaux.
Au mitan des années 1970, la popularité d’Henry Kissinger, aux États-Unis et en dehors, est à son zénith, d’autant qu’il n’est touché ni de près ni de loin par le scandale du watergate qui pousse Nixon à démissionner le 9 août 1974. Et si ce n’était cette fâcheuse règle qui rend inéligible les citoyens qui ne sont pas nés américains, nul doute que le natif de Fürth aurait tenté sa chance pour la présidence des États-Unis, ne serait-ce que pour satisfaire un ego de dimension continentale, si l’on en croit de nombreux témoignages. Dans le nouveau gouvernement de Gerald Ford, Kissinger garde bien entendu son poste de secrétaire d’État qu’il va conserver jusqu’en janvier 1977, date de l’arrivée du démocrate Jimmy Carter à la Maison Blanche.
Un bilan contrasté
Ces deux dernières années à Washington seront moins spectaculaires alors que pointent les premières critiques sur son véritable bilan au Vietnam (bombardements illicites au Cambodge et au Laos), sur le coup d’État contre Salvador Allende au Chili (imputé à la CIA) et sur l’invasion du Timor Oriental par l’Indonésie de Suharto (soutenue par les États-Unis). Ces trois tragédies historiques lui seront notamment reprochées dans deux livres à charge : Les crimes de monsieur Kissinger du britannique Christopher Hitchens (2001) qui l’accuse de crimes de guerre et The Flawed Architect (L’Architecte Défaillant) du Finlandais Jussi Hanhimäki (2004). Eloigné des sphères de décision pour la première fois depuis près de vingt ans, l’ancien secrétaire d’Etat retourne alors enseigner à Georgetown, université basée à Washington. Il garde quand même une influence considérable et apporte son soutien à la campagne du futur président Ronald Reagan.
Une fois élu, Reagan le tient néanmoins à distance, le trouvant trop conciliant avec les Russes. Dès lors, Henry Kissinger va user de toutes ses relations pour entamer une troisième vie très lucrative à la tête de Kissinger Associates, un cabinet de conseil juridique où il a pour clients des multinationales comme American Express, Coca-Cola, Lockheed ou Fiat, notamment pour la négociation de leurs contrats à l’étranger. Ses partenaires au cabinet se nomment entre autres Paul Bremer, Lawrence Eagleburger, Timothy Geithner, Bill Richardson ou Brent Scowcroft, rien que des personnalités de premier plan. Parallèlement, il entre au conseil d’administration de nombreuses entreprises, mais aussi à celui de la défunte Ligue Nord-américaine de football (NASL) car ce grand fan de Franz Beckenbauer (qu’il contribua à faire venir au New York Cosmos au début des années 1980) a gardé de son enfance en Bavière une ardente passion pour le ballon rond.
Désormais plus maître de son emploi du temps que lorsqu’il était à la Maison Blanche, il publie neuf livres entre 1981 et 2014, dont le très épais Diplomatie (900 pages) en 1994, La Nouvelle Puissance Américaine en 2001, De La Chine en 2012 et L’ordre du monde en 2014, tous considérés comme des ouvrages de référence, chacun dans leur domaine. Nommé par George W. Bush au sein de la commission d’enquête sur les attentats du 11 septembre 2001, il finit par renoncer quand on lui demande de révéler le nom de ses clients chez Kissinger Associates pour éviter tout conflit d’intérêt. En janvier 2023, il avait plaidé pour un soutien continu à l’Ukraine, qui devrait selon lui rejoindre l’Otan. Toujours hyperactif malgré l’âge et une opération du cœur subie en 2014, il a joui jusqu’à son décès aujourd’hui d’un statut particulier dans le paysage diplomatique américain et mondial, celui d’un fin négociateur qui aura grandi sous Hitler, servi sous Roosevelt, conseillé Nixon, rencontré Mao et affronté Brejnev tout au long d’un parcours hors du commun.
RFI